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La valse des soupirs

Lundi 28 juillet 2014, 16:35 - Parcs et Jardins

Une à une, les notes s'alignaient sur la portée, des noires, croches et double-croches, Saint Bal se chargeant de compléter chaque mesure, au fur et à mesure, de soupirs, demi-soupirs ou quart de soupirs, parfois d'une pause. Dans le doux cliquetis des touches de son ordinateur, Alfrèdo dessinait à l'écran une musique virtuelle selon une ligne mélodique imaginaire et improbable. En effet, si les connaissances d'Alfrèdo en solfège lui permettaient de déchiffrer laborieusement ses partitions de batterie comme il avait traduit mot à mot le grec ancien, il était tout à fait incapable de lire la musique à la façon d'un roman policier.

Pour une fois, il n'y avait pas de mélodie dans sa tête. Alfrèdo s'était contenté de choisir 3 notes, après quelques tests : il avait écrit une suite de 3 noires sur une mesure à 3 temps, que Saint Bal lui avait joué selon l'instrument choisi (à ce stade, un piano tout simplement) et qu'il avait modifiée jusqu'à ce que la séquence lui plaise tout à fait.

Ensuite, il avait testé 3 accords (de rondes pour qu'ils résonnent plus longuement), dans différentes tonalités majeures et mineures. Et c'est avec ces 3 notes qu'il écrivait sa nouvelle musique inattendue.

Il se contentait de répartir ses 3 notes tout au long de la portée musicale en modifiant leur succession selon les règles strictes de sa fantaisie : suites montantes ou descendantes, notes alternées, changement d'octave, introduction de notes supplémentaires. Le dessin de la ligne mélodique sur la portée importait plus que des sonorités qu'il était bien incapable d'entendre ou même d'imaginer seulement à partir de la notation musicale.

Ayant aligné quelques mesures ainsi, jusqu'à épuisement des possibilités d'arrangement évidentes, il avait fait jouer Saint Bal, s'attendant à entendre une de ces musiques discordantes et terribles pour des oreilles habituées à Mozart, Chopin ou Jean Michel Jarre. Et, Oh surprise !... une jolie petite mélodie s'était installée dans le silence ronronnant de la chambre d'Alfrèdo et dans son esprit ébahi. Tout étonné et très fier de lui, Alfrèdo avait fait rejouer la mélodie à Saint Bal, qui ajouta un commentaire prononcé de sa voix inimitable :

- Alf t'es génial ! excellent début...

Évidemment, avec de tels encouragements, il serait toujours premier en classe, mais bon, il ne faut pas trop en demander. Alfrèdo avait changé l'instrument : un orgue Hammond cette fois. Puis, comme il avait choisi une mesure à 3 temps, il opta pour l'accordéon qu'il trouvait plus adapté à une valse.

Cette démarche était tout à fait nouvelle pour lui qui, jusqu'à présent, avait composé ses musiques, du rock bien sûr et des musiques populaires aussi, ces musiques nostalgiques de bals folkloriques, en jouant sur son synthétiseur. Il adorait cet instrument à clavier, capable de fabriquer n'importe quel son. Il avait ainsi à sa disposition tous les instruments de musique qu'il voulait. Logiquement, sa pratique de la musique à l'oreille aurait dû lui faire d'abord composer la musique sur le synthé, puis la modifier ensuite sur l'ordinateur.

Alors pourquoi s'y était-il pris de cette manière ?

Pourquoi pourquoi ?... Bien éloigné de ce genre de questions, inutiles en l'occurrence, il s'appliquait à présent à corriger le nouveau travail de Saint Bal : Alfrèdo avait choisi un nouvel instrument, une guitare basse, associé à une deuxième portée musicale, dont il avait fixé la clé dans une tonalité plus grave avec une clé de Fa. Et Saint Bal avait transcrit instantanément toute une suite d'accords en relation avec les notes de la première portée, selon les instructions codées que lui avait soumises Alfrèdo, en particulier son choix préférentiel des premier et troisième temps de la mesure.

À présent, comment Alfrèdo corrigeait-il cette nouvelle portée ? selon quels critères ? Sûrement pas à l'oreille puisqu'à ce stade il n'entendait rien de la musique, encore que, quelque part dans sa tête, la petite mélodie toute neuve s'était faufilée et ses neurones en gardaient la mémoire. Alfrèdo était en train de vivre une étrange expérience, celle d'une musique qu'il composait comme d'autres dessinent des lignes pour le plaisir, sans autre intention que la ligne, des lignes qui ne voulaient pas dire une maison ou un oiseau, ou une fleur, pas de façon figurative en tous cas; ensuite, il avait l'impression que la musique continuait de s'écrire comme on écrivait un texte, de façon très libre au début, et puis l'histoire s'installait à notre insu, réduisant de plus en plus le champ infini des possibles à un territoire particulier dans lequel il devenait possible de tracer tel ou tel chemin; et puis, au gré des rebondissements, l'histoire se déroulait, sinueuse et ramifiée, à travers le labyrinthe de notre imagination, les différents personnages inscrivant un itinéraire au fur et à mesure de leur apparition et de leur disparition, disparition temporaire, parfois définitive.

Mais peut-on disparaître de façon définitive ?

La musique, quant à elle, s'installait tranquille dans les circuits informatiques de Saint Bal et dans la tête d'Alfrèdo, au fur et à mesure des retransmissions de Saint Bal en son stéréo sur deux enceintes amplifiées de 50 watts. La chambre d'Alfrèdo se remplissait de musique digitale à intervalles réguliers, chaque fois enrichie d'un nouvel apport. À présent l'accordéon jouait avec une guitare basse, un cor anglais, et une partie rythmique. Ce mélange de sonorités dégageait une impression étrange de musique familière et pourtant inhabituelle. Une petite mélodie de quelques mesures pour 4 canaux MIDI, 4 pistes, une pour chaque instrument, dont Alfrèdo continuerait de composer les mesures suivantes, maintenant qu'il maîtrisait bien ses 4 premières portées.

Alfrèdo resta pensif quelques instants après avoir écouté la dernière retransmission de Saint Bal et demanda :

- Qu'est-ce tu penserais d'une trompette ou d'un saxo là-dessus, comme ligne mélodique en surimpression passagère ?

- Une reprise du thème principal quand tu l'auras trouvé ? Alf...

- Eh, t'exagères Bal.

- Ah j'oubliais, 17 mesures... pour votre prochain concert ça sera peut-être un peu juste, mais sublime, vous ne trouvez pas ? Maître... insista-t-il en singeant un registre obséquieux.

Alfrèdo ne trouvait pas. Avait-il seulement entendu la dernière réplique de Saint Bal ? Ce n'était même pas sûr... Il s'appliquait à modifier la place de telle ou telle note, changeait aussi parfois sa valeur, remplaçant une noire par un demi-soupir suivi d'une croche afin de modifier le rythme de la musique, en lui donnant un tempo plus nerveux.

Tandis qu'il était absorbé par ce travail de patience, une petite musique retentit, le jingle de sa boite aux lettres.

Par l'intermédiaire du modem branché sur l'une des 2 lignes téléphoniques de ses parents, Alfrèdo pouvait recevoir et envoyer en quelques secondes, dans le monde entier, n'importe quel document multimédia, ce qui rendait pratiquement obsolètes les lettres traditionnelles expédiées par La Poste.

Mais à qui Alfrèdo aurait-il envoyé des documents dans le monde entier ? Peu importe à qui : l'important, c'était d'être branché ! Et il était branché : au lieu de consulter sa boite aux lettres de temps en temps, en se connectant à son serveur habituel juste le temps nécessaire comme la plupart des gens, il était automatiquement connecté dès qu'il mettait en route son ordinateur.

Dès lors, on pouvait le joindre à tout moment.

Mais cette fois-ci, l'appel irrésistible de Mélodie s'était perdu de l'autre côté du monde, bien loin de la planète Alfrèdo, sur laquelle il donnait un concert de son invention, perdu dans sa musique de rêve, où des lignes musicales tracées sur des portées d'ordinateur, comme des lignes sur une feuille de papier, donnaient des sons étranges et harmonieux. Ce n'était pas le moment de déranger l'artiste par des considérations au ras des pâquerettes, avec les petits soucis de la vie quotidienne d'une banalité effroyable, du style t'as fini ton commentaire composé ? ou bien je ne peux pas venir au cinoche, ma mère veut que je fasse du repassage.

- Alf, ta boite à lettre déborde ! j'te dis ça comme ça...

Pour la deuxième ou troisième fois, Saint Bal envoyait son message musical dans le grand vide interplanétaire de la chambre d'Alfrèdo, qui ne semblait pas le moins du monde ému, ni intéressé.

- Qu'est-ce tu dis ?

- Ah tiens ! monsieur a des oreilles pour entendre.

- Bon d'accord, mais tu dis quoi au juste ?

Alfrèdo avait abandonné son travail en cours et restait perplexe, le regard vide, comme si, descendant du train, posé avec sa valise à la sortie des voyageurs, il attendait que l'on vienne le chercher.

Tout à coup, suite au travail de sa mémoire par le jeu des mécanismes complexes de son cerveau (en fait, quelque chose en lui avait bien entendu), il fut frappé par l'évidence :

- La boite aux lettres !

Il pianota un ordre et, par-dessus sa partition, une nouvelle fenêtre s'ouvrit à l'écran de son ordinateur. Un message en provenance de :

- Chicago, USA ! Mince alors, tu te rends compte ? Bal...

- Ben oui, c'est Mélodie, depuis le temps que je te le dis.

- Mélodie ? ça va pas la tête.

Alfrèdo sélectionna le message et une autre fenêtre s'ouvrit à l'écran avec le texte suivant :

"Mon beau seigneur,
Excuse-moi pour le vélo mais je ne pourrai pas (tu pourras faire ton skate). Je suis aux États-Unis depuis lundi. Pas pu te prévenir avant, j'avais tellement de choses à voir avant de partir : comme je suis sûre de redoubler ma première et que j'ai trouvé par hasard une famille à Chicago... alors voilà ! Bisous.
Mélodie"

Suivait l'adresse email, qui permettrait à Alfrèdo de correspondre avec sa copine à l'autre bout du monde en quelques secondes, en utilisant les facilités du courrier électronique.

- T'entends ça Bal ? tu pourras faire ton skate, alors voilà, bisous. Non mais, Chicago, les gangsters, c'est une blague !

Alfrèdo sortit de sa chambre, monta l'escalier en courant et se précipita sur le téléphone. Il composa un numéro, entendit la sonnerie puis, quelques instants plus tard, la voix de madame Tsong.

- Bonjour madame, c'est Alfrèdo Cortex; est-ce que je peux parler à Mélodie ?

- Mais... tu n'es pas au courant ? Elle est aux États-Unis !

- Ah oui, j'avais oublié, excusez-moi.

Alfrèdo raccrocha.

Il redescendit dans sa chambre au sous-sol, alla éteindre l'ordinateur (sans remarquer l'indication en bas à droite de l'écran "12 mai 1996 21 : 43", mais en entendant le jingle habituel, une petite musique d'au-revoir), prit place face à sa batterie, retourna fermer la porte de sa chambre, puis s'installa à nouveau à la batterie et improvisa un petit solo de circonstance, tout en surprises, avec ses coups de colère sur les cymbales ou la grosse caisse; et ses moments nostalgiques, des tagada-tagada-tagada sur la caisse claire; et ses rythmes inattendus, aussi imprévisibles que les brusques changements de direction d'un banc de sardines.

C'était sa façon de se calmer et d'exprimer des sentiments contradictoires.

Mince alors, Mélodie redouble, c'est incroyable. C'était bien elle, de se décider à la dernière minute et de tout envoyer balader quand il lui semblait qu'il n'y avait plus rien de bon à tirer d'une situation. Comment dit-elle déjà ? Ah oui, l'éloge de la fuite.

Au bout d'un moment ce dimanche soir, Alfrèdo jouait un rythme étrange, comme venu d'ailleurs, le rythme à 3 temps d'une valse; pour tout dire le rythme de sa petite mélodie en 17 mesures, qu'il fredonnait sans même s'en rendre compte.

Lui aussi, il allait redoubler sa première.

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