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Feuilles d'automne

Planète Terre

Vivre en paix

Ces romans en noir et blanc dans un monde en couleurs

Lundi 20 février 2017 - Du Vent dans les Branches

Non, le texte ne peut pas tout dire, tout exprimer. Ou alors l'auteur a l'illusion de croire que les lecteurs, quelle que soit leur culture, le pays où ils vivent, ont à leur disposition le même univers mental que lui ou elle. La magie des mots ne fonctionne que par connivence. L'auteur qui évoque Paris ou Tokyo ou la Provence ou la Carélie dans sa fiction ne parlera qu'à des gens connaissant Paris ou Tokyo ou la Provence ou la Carélie.

Sōta attendait au tourniquet de la gare de Higashi-Mukōjima sur la ligne Tōbu-Isezaki. Il regarda la foule qui venait de débarquer et reconnut bientôt Akiyama Lino. Bien. Je ne sais pas si vous êtes déjà allé à Tokyo, moi pas. Tout ce que je peux imaginer c'est le métro parisien ou la gare de Lyon. Mais sûrement pas le Japon, ce qu'un lecteur japonais n'aura aucun mal à faire. Avant j'aurais lu sans me poser de question. Maintenant, je me dis que c'est dommage. 100 ans de cinéma sont passés par là. Un lien vers une photo, que regarde qui veut, et le tour et joué.

Eh, vous là-bas, ne croyez pas que je ne vous vois pas ricaner Quel piètre lecteur. Vous pensez ce que vous voulez. Mais si les gares vous indiffèrent, n'aimeriez-vous pas savoir à quoi peut bien ressembler la petite maison japonaise en bois, avec son jardin, du grand-père de Lino ?

Maison et jardin au Japon

La magie des mots, c'est ce que je croyais autrefois. Il y avait le monde des mots avec les romans d'un côté, et celui des images et des sons avec le cinéma de l'autre. Et puis, la technologie numérique a ouvert une brèche dans mes anciennes certitudes : d'un seul coup il devenait possible d'insérer dans un texte, des images, des musiques, des liens vers des informations. Avec le livre numérique en format lèbe (lecture web), la narration textuelle peut devenir fiction de textes, de photos, de vidéos, de musique et de liens.

Malgré la magie des mots, le plaisir de lire, chaque lecteur ne peut comprendre ce que dit l'auteur qu'à partir de ses propres expériences, dont il a gardé traces en mémoire. Si je ne suis jamais allé dans un pays sous les tropiques ou dans un désert, lisant un texte se rapportant à ces contrées, il ne m'est pas possible d'évoquer des souvenirs en relation avec le texte, de me rappeler un vécu similaire, bruits, odeurs, sensations, paysages, populations. Dès lors, je comprends par comparaison avec ce que je connais, je traduis, je me fais une idée, j'affabule ma propre narration. Si je ne suis pas ce lecteur, cette lectrice qui a vécu sous les tropiques, qui est allé dans un désert, au Sahara ou dans le Grand Nord, j'ai besoin d'aides pour combler mes manques. Sauf si je me fiche éperdument de ce que cherche à exprimer l'auteur, si seule compte ma propre histoire.

De la même façon qu'un film en couleur contient bien plus d'informations qu'un film en noir et blanc, un livre numérique en format lèbe, contient bien plus d'informations qu'un roman imprimé, le plaisir de lire est augmenté.

Par exemple, quand je lis un (excellent) polar nordique imprimé, au cours de ma lecture j'ai besoin d'avoir une carte pour situer les événements qu'a imaginés l'auteur. Car l'auteur les a bien situés quelque part. Je veux savoir où sont supposés se dérouler les différents épisodes, même si concrètement une fiction ne se passe nulle part ailleurs que dans mon imaginaire de lecteur. Au cours de ma lecture, j'aurais envie de cliquer sur un lien pour regarder une carte, ne serait-ce qu'un petit croquis fantaisiste comme ceux de Tony Hillerman ou de JRR Tolkien. Les lecteurs qui n'ont pas ce besoin pourraient passer leur chemin de lecture sans être gênés par cette carte ou ce croquis invisible. Grâce au lien. Dans un livre numérique en format lèbe.

J'ai envie de voir ce lac gelé où les jeunes gens ont plongé. Je voudrais voir un lac gelé en Suède du nord, peu importe lequel. J'ai envie de me faire une idée de ce paysage nordique, sans penser au Jura ou au Massif central. Bien sûr je me souviens du Lac Genin dans les forêts de sapin. Mais je ne lis pas un polar nordique pour me rappeler la France. J'aimerais voir l'intérieur d'un sauna finlandais à Kivikangas, le mobilier d'une maison paysanne.

Et là, j'aimerais voir une photo d'ipomées (fleurs),

ipomée japonaise

de yukata (kimono d'été),

Japon, yukata (kimono d'été)

de maisons japonaises...

Vieille ville au Japon

Un livre numérique en format lèbe me permettrait de cliquer sur un lien affichant une photo ou démarrant une vidéo.

Par moment, j'aimerais entendre une musique, comme le morceau composé par Masaya et Naoto, Hypnotic Suggestion, même si ce n'est pas précisément la musique que jouent ou entendent les personnages, juste une musique choisie par l'auteur. Le livre numérique en format lèbe donne la possibilité aux images et aux sons d'interagir avec le texte. La fiction offre ainsi énormément plus d'informations pour alimenter l'imaginaire de la lectrice, du lecteur. Nous ne vivons plus à l'époque de Flaubert, nous avons plus de 100 ans de cinéma dans les yeux et les oreilles.

A notre époque les mots se confrontent aux images et aux sons. Les uns expriment ce que les autres ne peuvent pas dire. Les uns et les autres interagissent, se renforcent ou se contredisent.

Bien sûr, je peux interrompre ma lecture, poser mon livre imprimé et faire une recherche Internet pour trouver cartes, photos, musique, de Finlande ou d'ailleurs. Mais, procédant ainsi, interrompant ma lecture je casse la fiction. Alors que si l'auteur me propose les cartes, photos, musiques qu'il a choisies ou fabriquées, alors, je reste dans la fiction de l'auteur, une fiction de mots, d'images et de sons. Je continue ma lecture cliquant ici ou là, selon ma fantaisie différente des envies de quelqu'un d'autre.

Egalement ceci. Il est convenu qu'un bon traducteur choisit des images équivalentes dans sa culture pour traduire un mot local. Résultat, je lis ce genre de choses : ... le programme et les tickets du PMU ... les bougnoules ... à Trifouillis-les-Oies ... le CHU ... le RER ... A votre avis, l'histoire se déroule en Norvège, en Suède, en Finlande, en Islande ou en France ? En ce qui me concerne ce type de traduction casse l'ambiance. J'ai envie de me plonger dans ces pays du Nord, pour découvrir justement ce que je ne connais pas, ce qui est différent là-bas. La solution est simple avec un livre numérique en format lèbe : un lien sur le mot local dans la langue d'origine permet, à ceux qui veulent en savoir plus, d'avoir quelques précisions, quelques explications ou même des informations sur un thème spécifique à un pays, par exemple ce que mangent les gens, ce qu'ils boivent. Un lien, on clique ou on ne clique pas, cela ne dérange personne.

Je ne dis pas qu'il faut écrire comme cela, je dis simplement ce que j'aimerais lire.

Alors, d'excellents polars ? Voici, à mon goût, quelques livres particulièrement bien écrits (le plaisir des mots, la fluidité des phrases), des narrations pleines d'humour ou très documentées sur un pan d'Histoire. Des romans qui seraient encore plus intéressants en livre numérique de format lèbe, en fictions de mots, d'images et de sons et des liens vers quelques explications.

Quelques textes parmi d'autres

Chine, Japon : Nom, prénom

Tove Alsterdal

Dans le silence enterré (Suède 2012, Editions du Rouergue 2015)

La température avoisinait les moins vingt-sept degrés.

La vieille dame semblait sûre d'elle. L'hiver, Svanberg faisait toujours du feu, disait-elle, tous les soirs, dès le mois de novembre et jusqu'à ce que la glace commence à fondre. De la fenêtre de la cuisine, la vue sur la maison des Haara était dégagée. On voyait le sauna, en bas, à côté du fleuve, et en cette saison, les arbustes n'obstruaient pas le champ de vision. Elle avait eu tout le loisir d'observer que le sauna de Rauhala n'avait pas été allumé deux soirs de suite. C'est pour ça que, malgré l'heure tardive, Anna Haara s'était permis d'appeler Thore Palo.

- Ce serait quand même embarrassant de faire venir les policiers d'Haparanda, dit-elle au téléphone. Pour une fausse alerte.

- Oui, répondit-il.

Quand elle découvre que sa mère, en fin de vie, possède une maison à Kivikangas, dans le Nord de la Suède, Katrine Hedstrand, journaliste qui vit à Londres, part en Botnie, Tornédalie et Carélie, à la recherche de ses origines maternelles. Elle est confrontée à l'histoire de Suédois partis au début des années 1930 en URSS, avec un rêve communiste, et disparus dans les purges staliniennes. Très bien, ambiance, captivant.

Åsa Larsson

Tant que dure ta colère (Suède 2008, Albin Michel 2016)

Je me souviens comment nous sommes morts. Je me souviens et je sais. C'est ainsi désormais : je sais certaines choses même si je n'y étais pas. Mais je ne sais pas tout, loin de là. Il n'y a pas de règle. Les gens, par exemple : parfois ce sont des pièces ouvertes où je peux entrer. Parfois ils sont fermés. Le temps n'existe pas. Il est comme balayé.

L'hiver est arrivé sans neige. Il a gelé dès septembre, mais la neige a tardé.

C'était le 9 octobre. L'air était froid, le ciel très bleu. Un de ces jours qu'on aimerait verser dans un verre et boire.

J'avais dix-sept ans. Si j'étais encore en vie, j'en aurais dix-huit aujourd'hui. Simon en aurait presque dix-neuf. ... Nous ne doutions pas que nous allions mourir. ...

Et nous plongeons.

Excellente histoire humaniste (compassion) qui remue le passé (la Suède, en principe neutre, a aidé les nazis pendant la guerre de 1939-45). Superbes descriptions sensorielles de la nature et du comportement des chiens et des corbeaux. Un côté Kieslowski. Très bien écrit, original, captivant.

Qiu Xiaolong

Dragon bleu, tigre blanc (Chine 2013, Liana Lévi 2014)

Chen s'engagea sur la piste en suivant les indications du fermier. Mais le temps commençait à changer. Une bruine surgissait de derrière les collines. Il pressa le pas, mais après seulement trois ou quatre minutes, il eut de plus en plus de mal à avancer. Le chemin devenait glissant et accidenté. Il chancelait, manquait de tomber, s'éclaboussait d'eau boueuse. Aucun "village aux fleurs d'abricotiers" à l'horizon, comme dans le poème de la dynastie des Tang. Et rien qui ressembla au ruisseau dont lui avait parlé le fermier. Il s'était sûrement égaré.

Une enquête de l'inspecteur Chen au sein du pouvoir corrompu : qui cherche à l'évincer et pourquoi ?

Christian Jungersen

L'exception (Danemark 2004 / Denoël 2006)

Une histoire construite en thèmes superposés : génocides, personnalités multiples et comportements dissociés, dynamique de groupe, danse de communication, langage verbal et non-verbal, selon le point de vue de 4 personnages. L'auteur recadre d'une narration à l'autre. Observations fines. Excellent, bien construit, très prenant.

Leena Lehtolainen

Un coeur en cuivre (1995, Finlande Gaïa 2009)

3e enquête de Maria Kallio, la trentaine, en remplacement du commissaire pour 6 mois, dans sa ville natale (en Carélie finlandaise). Le lendemain de l'inauguration, une artiste est retrouvée morte au pied de la tour de la Vieille Mine de cuivre, reconvertie en musée pour les touristes. MK enquête dans sa propre famille, suspecte amis et ancien amour quand elle avait 15 ans. Petite ville en crise.

Narration par le personnage MK, qui dévoile ses pensées et états d'âme (amusant). A la fin MK reçoit une proposition d'embauche qui prépare le roman suivant. De même qu'Antti, son mec qui voudrait l'épouser, revient des USA. Super.

Femme de neige (Finlande 1996, Gaïa 2012)

Humour. Maria Kallio "inspectrice principale de la police d'Espoo" (à côté d'Helsinki) et son commissaire Taskinen. Au cours d'un stage à Noël, au Manoir Rosberga près d'un lac, magnifique demeure réservée aux femmes, en particulier victimes d'agression, une thérapeute féministe est retrouvée morte dans la neige. Accident ? Meurtre ? Une mère de 9 enfants échappée d'une secte (laestidiens) voudrait divorcer et retrouver ses gosses. Une jeune stripteaseuse violée. Une professeure de musique astrologue. Un poète amant de la disparue. Une journaliste TV amie de la disparue. Un psychologue astrologue manipulateur et séducteur "astrothérapeute".

Kawakami Hiromi

La brocante Nakano (Japon 2005, Piquier 2007)

Un monde apparaît et disparaît en une année (de février à février), depuis l'embauche de 2 étudiants par M Nakano jusqu'à la fermeture du magasin. La soeur, Masayo, etc... liens mystérieux qui se nouent entre les êtres, délicatesse et sensualité. Style original (synthèse de conversations rapportées par la narratrice, l'étudiante Hitomi). Echanges simples, ambiance, humour, gentillesse. Super.

Higashino Keigo

Le dévouement du suspect X (Japon 2005 / Actes Sud 2011)

Remarquable. Intrigue époustouflante. Monde des maths, logique, observation. Bien construit pour induire le lecteur en erreur. Simplicité pourtant  : Ishigami, le mathématicien, énonce la règle et Higashino l'applique à son histoire. Finalement, Yukawa le physicien l'emporte. On a tout sous les yeux, mais on voit ce que l'auteur (et le personnage) nous montre. Captivant.

La fleur de l'illusion (Japon 2013, Actes Sud 2016)

Excellent : plaisir de lire, belle écriture. Enquêtes captivantes. Les chapitres s'enchaînent merveilleusement. Début déroutant.

Coup sur coup, Lino Akiyama perd son cousin Naoto et son grand-père Shūji (le 1e, suicidé, le 2e, assassiné). Elle vient de renoncer à la natation alors qu'elle briguait les JO. Chacun de leur côté, Hayasé, le flic, elle et Gamō Yōsuke, personnage mystérieux, mène son enquête. Lino est bientôt rejointe par Sōta, le frère de Gamō. Il est question d'une fleur rare, une ipomée jaune. Puis réapparaît Iba Takami, le 1e amour de Sōta lorsqu'il était au collège.

Murakami Haruki

Le passage de la nuit (Japon 2004, français 2007)

Des personnages se croisent ou se rencontrent au cours d'une nuit. Captivant, onirique, atmosphère étrange.

Colin Cotterill

La dent du Bouddha (USA 2005, Albin Michel 2007)

Polar satirique et humoristique dans le Laos de 1977. Les esprits. Très drôle.

Bien sûr il n'y a pas que des polars et j'ai envie de citer un texte qui est un enchantement (c'est le cas de le dire) et qui, de mon point de vue, se suffit à lui-même en format imprimé sans aucune illustration. Donc, pour finir, un contre exemple.

Kasuo Ishiguro

Le monstre enfoui (GB 2015, Les Deux Terres 2015)

Axl et Beatrice partent en voyage pour rejoindre leur fils parti depuis longtemps...

Très belle écriture, fluide. Ambiance fantastique.

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