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Feuilles d'automne

Planète Terre

Vivre en paix

La lente sortie de l'ombre

Mercredi 13 août 2014, 20:15 - Feuilles venues d'Ailleurs

Jacques Bens, Stock 1998, 256 pages.

Présentation

Le temps d'une journée dans un petit village tranquille du Sud de la France, nous découvrons les activités et les préoccupations de quelques habitants : Jaume l'écrivain public qui habite l'ancienne boulangerie familiale avec sa compagne Marthe, et Clémentine, la fillette de Marthe, le vieux Siméon et ses labyrinthes, Hélène, qui vit l'un près de l'autre avec Grégoire, occupé par son musée et son harmonie municipale, un passionné de focologie, l'aubergiste philosophe du Relais de la Poste... Entre labyrinthe et jeu de l'oie, guidé par le Voyageur, nous suivons avec délices un parcours énigmatique où il est question de musique, d'amour et bien d'autres choses tout aussi mystérieuses.

Voici quelques extraits, en commençant par le début et en finissant par la fin du roman (49 chapitres).

Textes de Jacques Bens

1

Juste après la forêt, l'horizon s'éclaircit. La route grimpait vers les lueurs de l'aube, car le jour ne se lève pas, comme on nous le dit : il tombe du ciel.

...

Parvenu là, il découvrit le village, à trois ou quatre kilomètres au loin, ramassé au creux d'une combe étroite, encore vaguement baigné d'une demi-obscurité.

...

4

D'habitude en cette saison, Jaume était réveillé un peu après sept heures par la lumière du jour qui traversait les persiennes à claire-voie. Mais, ce matin-là, le ciel, pas très ensoleillé, lui accorda un bon moment de plus.

Il se leva sans bruit, en s'efforçant de ne pas déranger Marthe qui dormait encore près de lui. Il enfila un pantalon de velours, un polo de couleur rouille et des espadrilles blanches, puis traversa la petite gloriette, très basse de plafond, sur le plancher de laquelle on ne pouvait pas marcher pieds nus, du temps de son enfance, quand le four était encore en service plusieurs heures par jour, et descendit dans la cuisine obscure et fraîche. Suivant le rituel quotidien, il mit en route la petite radio branchée sur France Inter. Les bulletins d'informations et les commentaires des journalistes de la station allaient probablement lui permettre, pendant une quarantaine de minutes, de conforter l'idée navrante qu'il se faisait du monde et de ses habitants : juste de quoi se féliciter mélancoliquement de vivre en un lieu où on ne les fréquentait, le monde et ses habitants, que de loin en loin.

Il ouvrit les persiennes et les accrocha contre le mur. Le ciel était comme ci, comme ça : bleu pâle, avec de longues traînées de nuages grisâtres. Le thermomètre, posé sur l'appui de la fenêtre, marquait 14°. Près de lui, le petit hérisson hygrométrique avait le derrière d'un rosé livide, ce qui ne voulait rien dire : une heure après le lever du jour, même quand il fait beau, le fond de l'air reste toujours légèrement humide et frais.

Jaume versa de l'eau dans le réservoir de la cafetière électrique et du café moulu dans le papier-filtre. Puis, appuya sur le bouton rouge qui devint lumineux. Puis, posa sur la table trois bols, trois petites cuillers, un couteau, du pain, du beurre et de la confiture. Puis, un paquet entamé de Réglait à quarante pour cent de matières grasses, ainsi qu'un autre, également entamé, de flocons de maïs. Puis, du sucre en morceaux.

Jaume sortit alors de la cuisine, traversa l'ancien fournil transformé en bibliothèque, et gagna la boutique dont il avait fait son cabinet de travail. Il déverrouilla la devanture et en replia les battants dans leurs boîtes murales, sur lesquelles deux inscriptions, ornées de peintures naïves, apparaissaient encore : Pâtisseries d'un côté, Glaces de l'autre. Au-dessus de la vitrine, le mot BOULANGERIE, en capitales historiées, s'abîmait lentement.

Revenant sur ses pas, il entrebâilla la porte de la gloriette et lança, sans élever le ton : Le café est prêt ! Une voix ensommeillée lui répondit : J'arrive...

Alors, il revint dans la cuisine. La cafetière crachotait doucement ses ultimes jets de vapeur. Mais la situation du monde, malgré la voix charmante de Patricia Martin, ne semblait pas plus gaie. Il n'en fut ni surpris, ni particulièrement chagriné. Convaincu de son immense impuissance à régler les problèmes de la planète, il n'en considérait pas moins comme un devoir civique de se tenir au courant de l'actualité nationale et internationale.

Il rêva pendant quelques minutes, les yeux perdus au-delà de la fenêtre qui donnait sur un petit jardin dont les arbres et les massifs commençaient à fleurir.

Sur la porte, Marthe parut, les yeux encore remplis des brumes de la nuit. On ne pouvait deviner ses formes, enveloppées dans une robe de chambre vert luzerne. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour déposer un bisou sur le menton râpeux de son compagnon, puis s'assit devant un bol et se mit à confectionner des tartines en bâillant. Jaume servit le café.

...

C'est alors qu'un trottinement léger se fit entendre dans la pièce voisine et que Clémentine parut. Elle devait avoir six ans. Elle portait une longue chemise de nuit blanche avec des rameaux d'orangers imprimés dessus.

- Ah, ah ! dit Jaume. Quand on parle du loup, on en voit le nez !

- Déjà levée ? s'étonna sa mère. Viens vite me faire la bise.

L'opération réussit parfaitement.

Jaume éteignit la radio.

- Et moi, je n'ai rien ? Alors, moi je n'ai rien !

Clémentine grimpa sur ses genoux et tira le bol vide vers elle.

- Tu as si faim que ça ?

Elle fit oui en remuant le chef de haut en bas.

Marthe se leva, sortit du réfrigérateur un demi-litre de lait, en versa une partie dans une casserole et la mit à tiédir pendant deux ou trois minutes sur le réchaud à gaz.

- Il reste du café, dit-elle à Jaume. Tu en reveux ?

- J'en reveux bien, oui.

Elle vida la cafetière dans leurs deux bols. Puis, le lait dans celui de Clémentine aux deux tiers plein de céréales.

Alors, ils poursuivirent leur petit déjeuner en silence et en paix.

5

...

Comme il n'était que Grégoire Soubeyran, musicien en disponibilités, l'innocente et lointaine fiction d'un Pierrot lunaire suffisait, la plupart du temps, à nourrir ses rêves d'immensité.

Revenu dans la plus grande pièce, celle qui réunissait l'essentiel des collections du musée, il hésita quelques secondes, souleva le couvercle du piano, joua Funny Valentine du bout des doigts, referma l'instrument, bâilla et se dirigea lentement vers le petit bureau qu'il s'était aménagé de l'autre côté du couloir.

- Quel courage, murmura-t-il. Non, mais quel courage...

...

14

Au début de son installation dans la vie commerçante, Hélène ouvrait, comme tout le monde, sa boutique vers neuf heures. Mais, ayant assez vite constaté qu'aucun client ne se montrait jamais aussi tôt, elle avait décidé de n'offrir, à la faible population mélomane de sa petite ville, que la tranche quatorze/dix-neuf, horaire qui semblait bien lui convenir. En outre, cela lui permettait, à Hélène, quand elle passait la nuit chez Grégoire à Malivert, ce qui lui arrivait trois ou quatre fois par semaine, de prendre son temps le matin et de ne pas déjeuner seule à midi.

Ce mercredi-là, elle se leva plus tard que d'habitude. Ce n'est donc qu'au milieu de la matinée qu'elle descendit dans le jardin qui s'étendait derrière la maison, du côté opposé à la rue. Deux pruniers, un petit cerisier et un bouquet de noisetiers y procuraient, les jours de soleil, une ombre légère. Elle déplia une chaise longue de toile, et posa près d'elle, sur un tabouret d'osier, la cafetière, la tasse, pas de cuiller car elle buvait son café sans sucre, et trois madeleines.

...

28

...

Quand il revint dans la maison, une impalpable main lui serrait la gorge, ou plutôt pas vraiment la gorge, c'est-à-dire le ras du menton, mais plus bas, la partie qui se trouve entre la pomme d'Adam et le haut du sternum, là où, quand on respire fort, l'air paraît s'engouffrer.

Il savait qu'il allait bientôt transpirer, surtout sur le front, les tempes et autour des oreilles. Il essaya de s'étendre sur le canapé de son bureau, mais c'était pire, c'était chaque fois pire, parce que la sensation d'étouffement se faisait, sinon plus vive, du moins plus insidieuse.

Il se leva et fit les cent pas, lentement, d'une pièce à l'autre. Il s'efforçait de contrôler, de discipliner, de forcer, de soumettre sa respiration en comptant les secondes dans sa tête : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, à la montée, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept à la descente, ce qui est bien normal, à la descente on va plus vite.

...

29

La plupart des Malivertois considéraient Raymond Teyssère comme un original, mais certains d'entre eux le tenaient pour un peu fou. Ce jugement ne visait pas seulement les opinions, effectivement peu communes, qu'il manifestait à tout propos, mais aussi certains de ses comportements, au demeurant inoffensifs.

Parmi les idées singulières, mais novatrices, de cet intéressant citoyen, on pouvait compter la focologie. Son promoteur désignait ainsi, par un barbarisme étourdi (mieux eût valu écrire pyrologie, oufocostudie), la science des feux de bois, qu'il avait inventée et dont, selon lui, la nécessité se faisait généralement sentir. Cette discipline nouvelle prétendait codifier, organiser et régenter des notions aussi décisives que la vitesse de combustion, la couleur et la hauteur des flammes, mais également insaisissables, telles que la durée des braises, l'intensité de la fumée, ou encore les subtiles odeurs du bois brûlé.

...

L'été de ses seize ans (il en avait aujourd'hui vingt et un), vers une heure du matin, il avait réussi à dresser, sur les braises rougeoyantes, avec du cade, du genêt d'Espagne et du pin Laricio, une magnifique chandelle de neuf mètres de haut, qui ne dura qu'une quinzaine de secondes, mais lui valut la considération de tous. Depuis, on lui confiait donc la responsabilité du feu de la Saint-Jean.

...

31

Il existe deux raisons traditionnelles de construire un labyrinthe. L'une, c'est d'établir un système d'embûches, de fausses routes et de périls destiné à empêcher les autres de parvenir jusqu'à soi : celle qui poussa Minos à engager Dédale pour mettre son monstrueux rejeton à l'abri. L'autre, c'est de réaliser une image naïve du chemin que Dieu souhaite nous voir parcourir pour atteindre le Ciel, et qu'évoquent les dessins de Chartres, de Lucques et de Julian's Bower, à Alkborough.

On peut en compter aussi une troisième, celle de Siméon, qui est de jouer avec des bouteilles dans un dessein profondément mystérieux.

Dès que Jaume, de retour de la classe de danse avec sa fille, se fut réinstallé dans sa boulangerie avec ses instruments habituels de travail, Clémentine se mit à l'oeuvre. Elle commença par fouiller dans tous les coins de la maison pour trouver des bouteilles, des verres, des pots, des boîtes, des tasses, des bols, des timbales, des gobelets, et même des pichets, des carafes, des flacons, des fioles, voire des chopes, des burettes, des ampoules, des gourdes, des calebasses et des alcarazas.

...

38

L'harmonie municipale de Malivert était gérée par une association loi de 1901, qui avait le maire pour président, une ancienne marchande de lingerie féminine pour trésorière, Jaume pour secrétaire, et naturellement Grégoire comme conseiller artistique. Le maire, un gros exploitant de bois, avait suffisamment d'oreille pour admettre ses limites et faire entièrement confiance au directeur musical qu'il avait choisi et à qui, du reste, il vouait une réelle admiration.

...

45

Le Voyageur repéra la salle des fêtes à l'oreille : l'éclat des cuivres traversait d'une façon saugrenue l'épaisseur du silence villageois.

...

Vers dix heures vingt, la fanfare s'interrompit. Un moment plus tard, une porte s'ouvrit et un groupe bruyant d'hommes et de jeunes gens des deux sexes sortit en portant des instruments de musique.

...

49

Le Voyageur du matin avait trois clés pour regagner son lit.

...

Il lui fallut moins d'un quart d'heure pour se plonger dans un sommeil peuplé d'averses, d'harmonies, de guêpes, de cabris, de bermudas, de garde-barrières, de clarinettes, d'épistoles, de genévriers, de clairs de lune et de flacons. Mais ses rêves se dissipèrent juste avant la forêt.

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