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Feuilles d'automne

Planète Terre

Vivre en paix

India song

Texte théâtre film

Marguerite Duras, Gallimard 1973, 154 pages - Quelques extraits.

Voici un extrait des remarques préliminaires :


Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n'est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-consul.


Extraits

Ensuite, le texte d'India Song commence ainsi :


NOIR

Au piano, ralenti, un air d'entre les deux guerres, nommé India Song.

Il est joué tout entier et occupe ainsi le temps - toujours long - qu'il faut au spectateur, au lecteur, pour sortir de l'endroit commun où il se trouve quand commence le spectacle, la lecture.

Encore India Song.

Encore.

Voilà, India Song se termine.

Reprend. De plus "loin" que la première fois, comme s'il était joué loin du lieu présent.

India Song joué cette fois, à son rythme habituel, de blues.

Le noir commence à se dissiper.

Tandis que très lentement le noir se dissipe, voici, tout à coup, des voix. D'autres que nous regardaient, entendaient ce que nous croyions être seuls à regarder, entendre. Ce sont des femmes. Les voix sont lentes, douces. Très proches, enfermées comme nous dans le lieu. Et intangibles, inaccessibles.

(Entendre et prononcer : Voix une, Voix deuxième.)

Voix 1

Il l'avait suivie aux Indes.

Voix 2

Oui.

Temps.

Voix 2

Pour elle il avait tout quitté.

En une nuit.

Voix 1

La nuit du bal...?

Voix 2

Oui.

Montée de la lumière, toujours. India Song toujours.

Les voix se taisent longtemps. Puis reprennent :

Voix 1

C'était elle qui jouait du piano ?

Voix 2 (hésite)

Oui... mais lui aussi...

C'était lui qui, parfois, le soir, jouait
au piano cet air de S. Thala...

Silence.

C'est une demeure des Indes. Vaste. Demeure de "Blancs". Divans. Fauteuils. Meubles de l'époque d'India Song.

Un ventilateur de plafond tourne, mais à une lenteur de cauchemar.

Grillages-tulles aux fenêtres. Derrière les grillages, allées d'un parc tropical. Lauriers-roses. Palmiers.

Immobilité totale. Aucun vent dans le parc. A l'intérieur, ombre dense. C'est le soir ? On ne sait pas. De l'espace. Des faux ors. Un piano. Lustres éteints. Plantes d'intérieur. Rien ne bouge, rien, que ce ventilateur d'une "fictivité" de cauchemar.

La lenteur des voix va de pair avec la montée très lente de la lumière, leur douceur, avec le décor poignant.

Voix 1 (comme lu)

"Michael Richardson était fiancé à une
jeune fille de S. Thala. Lola Valérie
Stein. Le mariage devait avoir lieu à
l'automne.

Puis il y a eu ce bal.

Ce bal de S. Thala..."

Silence.

Voix 2

Elle était arrivée tard à ce bal... au
milieu de la nuit...

Voix 1

Oui... habillée de noir...

Que d'amour, ce bal...

Que de désir.

Silence.

[...]

Voix 2

Sa tombe est au cimetière anglais...

Voix 1

... morte là-bas ?

voix 2

Aux îles. (Hésitation). Trouvée morte.
Une nuit.

Silence.

[...]

Tandis que les voix parlent de la mendiante les trois personnes bougent, quittent la pièce par des portes lattérales.

Voix 2

Elle n'est pas indienne.

Elle vient de Savannakhet.

Née là-bas.

Voix 1

Ah oui... oui...

Un jour... il y a dix ans qu'elle marche,
un jour, devant elle, le Gange... ?

Voix 2

Oui.

Elle reste.

[...]

Voix 1 (sourde exclamation de peur)

Les tennis, déserts...

Voix 2 (id.)

... La bicyclette rouge d'Anne-Marie Stretter...

Silence.

Un homme est entré dans le parc. [...]

Voix 2

... vient chaque nuit...

Temps

Voix 1

Le Vice-consul de France à Lahore...

Voix 2

Oui.

... en disgrâce à Calcutta...

Silence.

Lentement, l'homme en blanc bouge. Il marche. Il suit une allée. Il s'éloigne.
Disparaît.

Après sa disparition, tout le reste en suspens.

Silence. Peur.

Le chant de Savannakhet, au loin, innocent.

Puis, DEUX COUPS DE FEU.

Le premier coup de feu fait baisser la lumière.

Le deuxième coup de feu l'éteint.

Silence.

NOIR

Le chant de Savannakhet s'est arrêté avec les coups de feu. Comme si on avait tiré sur le chant de Savannakhet.

Silence.

NOIR

[...]


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